LA VIE ARTISTIQUE A ORAN

Les voyageurs qui ont séjourné à Oran, au temps de l'Algérie française, ont longuement loué le dynamisme du commerce et de l'entreprise. l'extraordinaire expansion de la ville, la pétulance et la gaieté d'une population jeune, ardente, colorée. Bien peu se sont attachés à découvrir la vie intellectuelle et artistique qu'une fois pour toutes on avait jugée inexistante. De cet universel mépris "la Peste" d'Albert Camus était devenu, depuis la deuxième guerre mondiale, l'indiscutable caution. Il est vrai que, peu enclin aux exercices philosophiques, le peuple vivant et réaliste d'Oran avait mal répondu aux audaces du jeune professeur.

Et pourtant !

Les cercles littéraires ne restaient pas inactifs, disposaient de revues, de rubriques de presse. Le théâtre avait une clientèle fervente et assidue. Et qui pourrait oublier l'extraordinaire éclat de ce festival de Mers-el-Kébir monté à l'initiative de Janvier Ferrara, en pleine guerre, dans le cadre de la forteresse de Charles Quint ? La qualité de ses spectacles, l'avait consacré dans les dernières années de notre présence, comme une éclatante réussite.

L'histoire de la musique, dominée par le nom des Thibaut, devra être écrite, dans laquelle s'inscrira le rôle du conservatoire de la rue Paixhans.

Certes, la vie intellectuelle était plus orientée vers l'histoire, récente. que l'on venait de vivre, ou de l'antiquité que l'on découvrait. et vers la connaissance d'un pays plein de promesses ; aucun Oranais n'ignore le rôle capital de la "Société de Géographie et d'Archéologie" fondée en 1878, animée par le commandant Demaeght qui a laissé son nom au Musée et par des érudits dont les plus éminents furent le docteur Gasser et François Doumergue. Elle mérite une très haute mention au tableau d'honneur de la recherche désintéressée.

Dans le domaine des arts proprement dits, aussi, il est des injustices à réparer.

On pourrait longuement écrire de l'urbanisme et de l'architecture : l'implantation d'Oran moderne comme, hélas ! de toutes les villes occidentales, plus peut-être que d'autres en raison de la rapidité de sa croissance, a souffert de cet étrange comportement des urbanistes qui consiste à soigner le plan au sol, tout en négligeant l'élévation : des réussites, et des ratés bien sûr, dont le bilan reste à faire.

Dans les fourgons de l'armée de la conquête, des dessinateurs fixaient déjà l'actualité ; on retrouve en 1831 et en 1832 les signatures d'artistes obscurs, Eugène Nyon et Alexandre Genet par exemple sur des vues d'Oran. Mais le premier nom glorieux à citer est celui d'Eugène Delacroix. L'artiste a suivi en 1832 dans une mission importante l'ambassadeur Charles de Mornay à Meknès auprès du sultan Moulay Abder Rahman ; il a fait escale en Espagne, puis à Oran. le 18 juin, "quelques heures", le temps d'esquisser le paysage et quelques personnages. Le bateau le conduit ensuite à Alger où il arrive le 25 juin. On sait combien important sera pour lui ce contact de trois jours avec le monde de l'Islam.

L'aventure de Delacroix en effet ouvre la voie à la peinture orientaliste. Il n'a jusque-là connu l'Orient qu'à travers les oeuvres d'Auguste. Très tôt, consacré comme le chef de file de l'école romantique, Delacroix exerce sa plus grande influence sur les peintres de son temps. Nombreux seront ceux qui vont faire désormais le voyage de l'Algérie : Adrien Dauzats, Alfred Dehodenq, Eugène Fromentin. Ce dernier se prend pour le Sahara d'une passion qu'il communiquera à nombre de peintres : Etienne Dinet, converti à l'islamisme, Paul Leroy arabisant averti et toute une suite d'artistes plus jeunes qui satisfont leur inspiration entre Alger et les oasis du Sud algérois.

Gustave Guillaumet, toutefois fait une exception, s'écarte de l'itinéraire traditionnel pour voyager à travers le Tell occidental jusqu'aux frontières du Maroc. Des hauteurs de Pontalbin il a fixé un délicat paysage du Murdjadjo conservé au Musée d'Oran.

Tout occupé à son développement matériel, l'Ouest algérien ne participe en rien au mouvement qui va renouveler les arts plastiques. Le conformisme académique marque les réalisations oranaises de la belle époque : on fait alors quelque cas du peintre Cortès dont l'atelier de Roseville borde la route de Mers-El-Kébir et on commande le décor du théâtre municipal.

Dans un autre sens se développe un effort relevant de la tradition classique : le consul Nessler, passionné d'antiquité, construit boulevard de l'industrie une maison copiée d'une demeure pompéienne, véritable musée de moulages, dans laquelle il réserve des salons ouverts aux musiciens, aux comédiens et aux poètes.

L'attrait de l'orientalisme ne reste pas le lot des peintres traditionnels : les novateurs viennent en Afrique du Nord et la vocation de Renoir, de Bonnard, d'Albert Besnard par exemple, y puise sans doute une nouvelle sève. Malheureusement, pas plus que leurs prédécesseurs, ils ne séjourneront en Oranie, probablement parce qu'aucun artiste ou mécène à demeure ne les y invite.

Il faut l'ouverture à Alger de la villa Abd-el-Tif, en 1907, pour imprimer une vigueur nouvelle aux Beaux-Arts. On ne dira jamais assez l'importance de son rôle, non seulement en Algérie, mais encore sur la peinture française. Désormais, les jeunes artistes en séjour à Alger parcourent plus facilement le Maghreb, ne se contentent plus du traditionnel pèlerinage à Biskra et Bou-Saâda. Certains proposent leurs oeuvres dans des expositions à Oran..

Le goût des amateurs donne force à l'enseignement des beaux arts. Après la grande guerre, les locaux du conservatoire s'avèrent bien insuffisants et on met en projet une école des Beaux-Arts. La célébration du Centenaire sera l'occasion de la construire, le long du boulevard Paul-Doumer, dans un "ensemble culturel" comme on dirait aujourd'hui, qui couvre également le nouveau musée municipal et la bibliothèque.

Le temps a été bien court pour permettre à l'école de mûrir complètement ses fruits. Il serait injuste de ne pas citer au moins quelques-uns de ses animateurs : d'Anthony. l'extraordinaire coloriste, Augustin Ferrando, Mulphin, le père et le fils. Ceux aussi qui dispensent leur enseignement dans les lycées de la ville: Cyprien Boulet, Valentin, Fernand Belmonte.

Les peintres qui se consacrent entièrement à leur art restent peu nombreux au début du siècle : Noiré le paysagiste, André Suréda, artiste original et indépendant qui séjournera longtemps à Tlemcen et à Oran et dont plusieurs musées conservent les œuvres, Gustave Valérian, élève de Cormon, excellent portraitiste et tenant d'une manière plus classique partageant comme le précédent son temps entre Paris et l'Algérie.

Entre les deux guerres travaille en Oranie une pléiade de peintres appelés à un grand avenir dont, au risque d'une grande injustice, on peut rappeler quelques-uns: Pelayo, Launois, son beau-frère Albert Marquet, Hambourg, Mainssieux, Bouviole, Hebuterne, Limouse...

Les lendemains de la guerre 14-18 connaissent une large évolution des moeurs: les esprits s'ouvrent largement aux préoccupations intellectuelles et artistiques.

Alphonse Riche crée l'Association Artistique des Artistes Algériens (A.A.A.A.), qui patronne un Salon. Plus tard, relayé par Mme Maraval-Berthoin, cette Société étendra largement ses activités. La revue hebdomadaire "Oran", sous la signature d'Alfred Cazes, appuiera la portée des expositions.

Celles qu'abrite Charles Pascalin dans les salons de l'Hôtel Continental (devenu ensuite le Martinez) connaissent le succès. En 1936, Charles Goetz rassemble dans le magasin du "Printemps", sous la Maison de l'Agriculture, les meilleurs représentants de l'Ecole de Paris ; fixé à Oran par son mariage avec Yvonne Brunie, celui-ci avait fréquenté à Paris de nombreux artistes appelés à la gloire, qu'il s'est fait une joie de révéler au public oranais.

Les années trente sans doute furent décisives pour l'accession de celui-ci au go des arts plastiques qu'encouragèrent particulièrement le préfet Rousselot et la générale Rondenay. Les galeries se multiplient: Colline, boulevard du Lycée, Pozalo, avenue Loubet, et bien d'autres Yvonne Brunie-Goetz et Simone Mercadier, qui devait périr dans un naufrage créent le Salon des Femmes peintres. La presse fait écho à ces efforts : Eugène Cruck en particulier a rendu compte pendant de longues années, dans "L'Echo d'Oran", des montres artistiques, de même Alfred Cazes dans "Oran-Matin".

La "Quinzaine oranaise", fondée a 1932, consacre un numéro entier au Salon des A.A.A.A. et il n'est que de parcourt le catalogue de celui de 1937 par exemple pour mesurer la qualité des exposants. Parmi les sculpteurs, Georges Hilbert, aujourd'hui membre de l'Institut, au magnifique talent d'animalier, initiateur et protecteur de tant de jeunes artistes : François Martinez, son élève. Parmi les peintres, Fernand et Odette Belmonte, Bono, Gabriel Gugès, Antoine Martinez, Albert Mulphin, M.A. Quercy, Sarrade, Hippolyte Suberville. On retrouve ailleurs les noms connus de Simone Mercadier, Amélie Delacoste, Darmon, Goetz, Pozzalo, Gensoli, Fauck, Taillet, Ancillon, Estelle Nahon, Guermaz, Hébuterne, Villata, le docteur Livet, Mme Vallat, Cauvy ; les artistes algériens aussi à qui les Editions Iris consacrent une plaquette : Oscar Spielman, Marius de Buzon, Louis Fernez, Maurice Adrey ou d'autres venus d'Espagne comme le Catalan Figuerres.

L'installation du Musée Demaeght dans l'imposant monument construit par l'architecte Wolff dans le style néo-palladien, allait fournir un support efficace au développement des beaux-arts à Oran. Les collections autrefois. conservées dans un étage d'une école du quartier de la Marine y ont été transférées en 1935. Elles consistaient essentiellement en des séries d'histoire naturelle, d'archéologie romaine et musulmane, d'ethnographie qu'avaient regroupées, après le commandant Demaeght, le naturaliste et préhistorien François Doumergue. La ville décidait d'y adjoindre une section de Beaux-Arts.

Afin de seconder dans sa tâche le directeur-conservateur François Doumergue, des postes d'attachés étaient créés, notamment un conservateur pour la section peinture-sculpture. Dès lors, sur les conseils des peintres Gustave Valérian et Augustin Ferrando, qui allait devenir le conservateur de la section des Beaux-Arts, et du sculpteur Hilbert, une politique judicieuse d'acquisitions était adoptée qui allait apporter un rapide complément au faible lot de tableaux existants.

Bientôt Jean Alazard, historien de l'orientalisme et professeur à la Faculté d'Alger, conservateur du Musée du Jardin d'Essai, sera chargé de proposer des achats d'œuvres en métropole, tandis qu'un lot de tableaux confiés en dépôt par le Musée du Louvre prenait place aux cimaises.

A un fond très représentatif des écoles française et hollandaise des XVIIe et XVIIIe siècles est venue s'adjoindre de la sorte une série de toiles de l'école orientaliste: Fromentin, Dehodenq, Marilhat, Dinet, Guillaumet.

Puis ont été achetées des oeuvres de ceux qui ont précédé, entraîné ou suivi le mouvement impressionniste : Fantin-Latour, Monticelli, Harpignies, Lépine, A. Besnard, d'Espagnat, Jean Puy, Luce...

Très bien représentée, l'école de Paris est illustrée notamment par Cottet, Laprade, Ch. Dufresne, J. Marval, Foujita, Waroquier, Brianchon, Pouget, Van Dongen, Planson, Cavaillès, Oudot, Bezombes, Limouse, Kvapil, Brayer, et par des compositions abstraites Nallard, Bouqueton, Chambrun...

Les artistes régionaux toutefois ne sont pas la plus faible part dans l'exposition permanente. Au nombre de ceux dont l'activité s'est exercée à Oran ou au Maghreb : D'Antony, de Buzon, Marquet, Launais, Suréde bien sûr, R.J. Clot, Fermez, Livet, Tailliet et Fauck qui tous deux deviennent conservateurs de la section des Beaux-Arts au Musée, Adrey, Edy Legrand, Bouviolle, Hambourg, Ferrando, Mammeri, Estelle Nahon, Bascoules, Leroy, Guermaz, Dabat, Galliero, etc...

Le musée avait fait une large part à la sculpture : des oeuvres de Bourdelle (plâtre original de "L'Héraclès archer"), Despiau, Hilbert, Gimond, Rodin, Poisson, Diderot, Halbout, Papineau, Dejean, Greck, Alaphilippe, Yencesse et Belmondo. Deux sculpteurs oranais, O. Pimienta et Martinez, ponctuaient la galerie.

L'ensemble est resté en place et témoignera longuement, il faut l'espérer, de notre civilisation et de la foi d'un peuple qui savait, quoi qu'on en ait dit, vivre et croire à des valeurs élevées.

Gustave VUILLEMOT, ancien Directeur-Conservateur du Musée Demaeght (Musée Zabana actuellement) à Oran.

(L'Écho de l'Oranie n° 108 de juin 1975)

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